DOCERE

Konrad Lorenz

« Il y a une troisième catégorie de comportement combatif, que nous appellerons avec H. Hediger la réaction critique. Sa valeur pour la survie est aussi facile à démontrer que celle de l'attaque de la proie par son prédateur, ou que celle du mobbing de l'ennemi consommateur par sa proie. En anglais l'expression fighting like a cornered rat, lutter comme un rat acculé, signifie comme on le sait une lutte désespérée où le combattant met tout en jeu, parce qu'il ne peut ni échapper ni s'attendre à aucune grâce. Cette forme de comportement combatif, la plus violente de toutes, est motivée par la peur. Le désir de fuite ne peut cette fois se réaliser comme à l'ordinaire, parce que le danger est trop proche. L'animal n'ose plus, pour ainsi dire, tourner le dos à l'adversaire et l'attaque avec le légendaire « courage du désespoir ». »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 46

« Parfois les intérêts particuliers d'une organisation sociale exigent une cohabitation étroite, mais en général il est utile - pour des raisons facile à comprendre - que les individus soient répartis aussi régulièrement que possible dans l'espace vital disponible. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 49

« Ce mécanisme de la lutte territoriale - mécanisme très simple au point de vue de la physiologie du comportement - résout presque idéalement le problème de savoir comment, sur un territoire restreint, répartir des animaux semblables équitablement, c'est-à-dire en sorte que la totalité de l'espèce en profite. Ainsi, même le plus faible peut, bien que dans un espace relativement modeste, vivre et procréer. Cela est très important surtout pour les animaux qui, tels certains poissons et reptiles, atteignent leur maturité sexuelle longtemps avant d'acquérir leur taille définitive. Quel résultat pacifique du « principe du mal »! »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 58

« En quoi l'agression intraspécifique est-elle utile à la conservation d'une espèce animale? L'espace vital est réparti entre les membres de l'espèce de telle façon que, dans les limites des possibilités offertes, chacun puisse exister. Le meilleur père et la meilleure mère sont sélectionnés au profit de la progéniture. Les enfants sont protégés. Enfin la communauté est organisée de telle sorte que quelques mâles sages, qui forment le sénat, acquièrent l'autorité nécessaire non seulement pour prendre des décisions dans l'intérêt de la communauté, mais pour les faire respecter. Bien que, lors des combats territoriaux ou des rivalités, une corne puisse parfois par malchance pénétrer dans un œil ou une dent dans une artère, nous n'avons jamais pu constater que l'agression vise l'extermination des congénères de l'espèce en question. Cela n'exclut point, bien sûr, que dans des circonstances non naturelles, non prévues par le mécanisme de l'évolution, telles que la captivité, le comportement agressif ait à l'occasion un effet destructeur. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 70

« Il est très utile pour un être vivant, s'il ne comprend pas les relations causales, de pouvoir s'accrocher à un comportement qui s'est montré une ou plusieurs fois capable de mener au but désiré, ou d'être inoffensif. Lorsqu'on ignore quels détails sont responsables d'un succès ou de l'absence de danger, on fait bien effectivement de les observer tous, avec une obédience d'esclave. Le principe « On ne peut savoir ce qui arriverait autrement » s'exprime nettement dans de telles superstitions. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 102

« [Fonctions qui naissent de la formation de rites phylogénétiques] La première est la canalisation de l'agression vers des issues inoffensives, la seconde, la création de liens entre deux ou plusieurs individus. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 106

« La forme la plus primitive de la « société » au sens le plus large est certainement la bande anonyme. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 196

« Un poisson qui, pour une raison quelconque, se met à nager dans une certaine direction, quitte nécessairement le banc et après un moment se trouve à l'eau libre, donc exposé à tous les stimuli qui tendent à le faire revenir dans la troupe. S'il y a beaucoup de poissons, partant ainsi en réponse à quelque stimulus extérieur, leur chance d'entraîner le banc tout entier est plus grande. Mais plus le banc est grand et plus il contre-agit, moins ses membres entreprenant iront loin avant de faire volte-face et de retourner, comme attirés par un aimant, vers le banc. Pour cette raison, un grand banc de petits poissons agglutinés offre une image pitoyable d'indécision. On voit se former, toujours de nouveau, un petit courant d'individus entreprenants qui sort de la masse comme le pseudopode d'une amibe; en s'allongeant, ces pseudopodes deviennent cependant de plus en plus minces, la tension longitudinale s'accroît, et le plus souvent toute cette avance se termine par une fuite précipitée en arrière, jusqu'au cœur de l'essaim. En observant ces mouvements désordonnés, on risque presque de perdre sa foi en la démocratie et de reconnaître les avantages indubitables d'une politique de droite. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 198

« Dans la nature n'existe pas seulement ce qui sert à la conservation de l'espèce, mais aussi bien des choses qui ne sont pas suffisamment contraires à ce but pour mettre la conservation de l'espèce en danger. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 209

« La condition indispensable à la formation d'un groupe est l'identification personnelle du partenaire dans toutes les situations possibles de la vie. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 226

« Au mot « homosexualité » on attribue habituellement un sens trop large et très mal défini. On appelle « homosexuel » aussi bien le jouvenceau fardé aux vêtements efféminés, qu'un héros de la mythologie grecque. Le comportement du premier ressemble, cependant, à celui de l'autre sexe, tandis que le second accomplit au contraire des actes de véritable surhomme et ne dévie de la norme qu'en ce qui concerne le choix de l'objet de ces activités sexuelles. Les jars « homosexuels » appartiennent à cette seconde catégorie. Et leur « erreur » est encore plus pardonnable que celle d'Achille et de Patrocle, car, chez les oies, mâles et femelles se distinguent beaucoup moins que chez les humains. D'autre part, leur comportement est bien moins « animal » que celui de la plupart des homosexuels humains, du fait qu'il n'y a chez eux jamais ou presque d'acte sexuel, ou de comportement de remplacement. On les voit seulement au printemps fêter le cérémonial précédent la copulation, en plongeant la tête dans l'eau d'un beau et gracieux mouvement que le poète Hölderlin a observé chez les cygnes et glorifié dans un poème. Voulant, après ce rite, procéder à la copulation, ils essaient naturellement de monter l'un sur l'autre, mais ni l'un ni l'autre n'a l'idée de se coucher à plat ventre sur l'eau, comme le font les femelles. Quand ils se rendent compte que « cela ne marche pas », ils se fâchent, bien sûr, un peu contre le partenaire, mais abandonnent tout simplement leur tentative sans montrer une exitation ou déception exagérée. Le fait que celui qu'ils prennent pour leur femme est un peu frigide et n'a pas, en ce moment, envie d'être côché, ne diminue en rien leur grand amour. Au cours du printemps, ces jars apprennent finalement qu'ils sont incapables de copuler. Mais pendant l'hiver ils l'oublient, et, vienne le printemps suivant, leur espoir naît de nouveau et ils recommencent leurs tentatives. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 266

« Encore heureux que le gain de richesse et de puissance n'augmente pas le nombre d'enfants - c'est plutôt le contraire -, car autrement l'avenir de l'humanité serait encore plus sombre. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 325

« La compréhension rationnelle la plus complète des conséquences d'un acte et de la consistance logique de ses prémisses n'aboutirait jamais à un impératif ou à une interdiction, si quelque source d'énergie émotionnelle, autrement dit instinctive, ne leur fournissait une motivation. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 327

« L'interaction équilibrée entre toutes les normes particulères de comportement social qui caractérisent un peuple, explique pourquoi il s'avère en général très dangereux de mêler des cultures différentes. Pour tuer une culture, il suffit parfois de la mettre en contact avec une autre, surtout si cette dernière est plus évoluée, ce qui vaut d'habitude pour la culture d'une nation conquérante. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 344

« Les jeunes semblent incapables d'accepter les valeurs qu'honorait la génération de leurs pères, s'ils ne sont pas en contact étroit avec au moins un de ses représentants qui mérite leur respect et leur amour sans restriction. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 346

« La pensée scientifique tend cependant à faire douter de la valeur des croyances traditionnelles longtemps avant de fournir une compréhension causale permettant de décider si telle ou telle coutume acceptée est une superstition désuète ou un élément encore indispensable dans un système de normes sociales. Ici encore c'est le fuit vert de l'arbre de la connaissance qui se trouve être dangereux; je soupçonne même que toute cette légende de l'arbre du bien et du mal est destinée à défendre les traditions sacrées contre les incursions prématurées d'une rationalisation incomplète. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 347

« Notre époque offre de nombreuses occasions désagréables d'observer les conséquences pour le comportement social d'un manque, même partiel, de tradition culturelle. Les êtres humains en cause vont d'une jeunesse qui réclame l'abolition nécessaire bien que dangereuse de coutumes devenues désuètes, aux « jeunes gens en colère » et aux gangs de jeunes rebelles, et finalement à un certain type bien défini de délinquant juvénile qui est le même, partout dans le monde. Aveugles à toute valeur, ces malheureux sont les victimes d'un ennui infini. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 350

« Les êtres humains, pendant la puberté et immédiatement après, ont une tendance indubitable à relâcher leur allégeance envers tous les rites et normes sociaux de leur culture, à permettre à la pensée conceptuelle de les mettre en doute et de rechercher des idéaux nouveaux et peut-être meilleurs. À cet âge il y a probablement une période sensible déterminée pour le choix d'un nouvel objet de fixation, un peu comme dans le cas de la fixation à un objet qu'on trouve chez les animaux et qu'on appelle l'imprégnation. Si à cette époque critique de la vie des idéaux anciens soumis à l'examen critique se montrent caducs, sans qu'il en apparaisse de nouveaux, le résultat est cette absence totale de but, cet ennui profond qui caractérise le jeune délinquant. Si, d'autre part, un démagogue habile, expert dans l'art dangereux de provoquer des situations stimualntes dépassant la normale, s'empare de jeunes de cet âge sensible, il n'aura pas de difficulté à guider le choix de leur objet de fixation dans une direction qui serve ses buts politiques. À l'âge postpubère, certains êtres humains semblent se sentir poussés par une force irrésistible à épouser une cause et, s'ils ne trouvent pas de cause digne d'eux, ils peuvent s'attacher à des causes de remplacement d'une remarquable infériorité. Le besoin instinctif d'appartenir à un groupe étroitement lié et luttant pour des idéaux identiques peut devenir si fort que la question de savoir ce que sont ces idéaux et s'ils possèdent une valeur intrinsèque n'est plus essentielle; ceci explique, je crois, la formation de gangs de jeunes dont la structure sociale reconstitue probablement assez bien celle des sociétés humaines primitives. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 351

« L'enthousiasme militant est une forme particulière de l'agression en commun, nettement distincte des formes plus primitives de la mesquine agression individuelle. Chaque personne expoée aux émotions fortes connaît par expérience les phénomènes subjectifs qui accompagnent la réaction d'enthousiasme militant : un frisson court le long du dos ou, comme le montre une observation plus précise, le long de la face extérieure des deux bras; on plane au-dessus de toutes les vicissitudes de la vie quotidienne; on est prêt à tout abandonner à l'appel de ce qui, à l'instant où se produit cette émotion particulière, apparaît comme un devoir sacré. Tous les obstacles rencontrés deviennent insignifiants; l'inhibition instinctive de blesser ou de tuer son prochain a malheuresement perdu beaucoup de sa force; les considérations d'ordre rationnel, l'esprit critique et tous les arguments raisonnables contre le comportement dicté par l'enthousiame militant, sont réduis au silence par un renversement étonnant de toutes les valeurs, qui ne fait pas seulement apparaître ces arguments comme indéfendables, mais bas et déshonorants. En dépit des atrocités qu'ils commettent, des hommes peuvent alors éprouver le sentiment d'être absoluement dans leur droit. La pensée conceptuelle et la responsabilité morale atteignent leur niveau le plus bas. Comme le dit le proverbe ukrainien : « Quand le drapeau est déployé, toute l'intelligence se trouve dans la trompette. » »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 353

« Les démagogues sont très versés dans l'art dangereux de fabriquer des mannequins supranormaux pour déclencher une forme très dangereuse d'enthousiasme militant. »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 358

« C'est cela la double face de Janus que porte l'homme : seul être capable de consacrer aux plus hautes valeurs morales et éthiques, il a besoin, pour atteindre ses buts, d'un mécanisme de comportement phylogénétiquement adapté; mais les propriétés animales de ce mécanisme portent en elles le danger qu'il tue son frère, convaincu d'agir ainsi dans l'intérêt de ces mêmes hautes valeurs : Ecce homo! »

— Konrad Lorenz, L'agression, éd. Flammarion, p. 360